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La relecture du roman “l’Enfant Noir” de camara laye

 

 

Par

Emile Lévy N’tete Mayulu et Cunégonde Ngoiekinda Banza

Résumé

 

Chef-d’œuvre de Camara Laye, L’Enfant Noir est un roman dont on ne dira jamais assez.  Engendrée à partir de la diaspora, cette autobiographie s’enracine en Afrique dont elle évoque la quiétude et certaines traditions confrontées à un monde en mutation. Prisée en Europe, elle y a été traduite au cinéma et en bande dessinée. Généralement lue en diagonal par nombreux lecteurs et étudiée en séquences tirées du contexte dans nos écoles, elle mérite une nouvelle lecture.

 

La présente relecture passe par une précision terminologique, une notice biographique de l’auteur avec un résumé du roman, un découpage en séquences du récit et un regard corrélatif sur l’œuvre complète de Laye, pour s’appesantir sur la hiérarchisation des personnages, leur caractérisation, la valeur symbolique de certains d’entre eux, avant de balayer une polémique autour de cette œuvre et de reconnaître à cette dernière sa valeur littéraire indéniable.

Introduction

Au programme scolaire de la plupart des pays africains francophones, l’étude du célèbre roman L’Enfant Noir de Camara Laye est tellement séquencée et le récit si amputé de plusieurs de ses parties essentielles, que sa quintessence échappe aux apprenants et aux nombreux lecteurs qui se bornent à son côté sentimental et nostalgique.

 

Une relecture méthodique de cette œuvre s’avère nécessaire pour son recadrage littéraire et contextuel. Nous voulons axer notre analyse aussi bien sur le soulignement des personnages que sur le symbolisme de certains d’entre eux, étant donné que c’est à travers les personnages que nombre d’écrivains véhiculent leur idéologie, et atterrir par la valeur profonde de cette œuvre. Cette démarche s’inscrit dans la logique d’une recherche littéraire orientée vers l’univers romanesque négro-africain.

 

Le roman L’Enfant Noir se situe dans la catégorie d’œuvres à partir desquelles leurs auteurs, tout en jetant un regard rétrospectif et nostalgique vers leur passé, s’interrogent sur la survie de la tradition dans un monde en pleine mutation. Loin de sa terre natale, Camara Laye éprouve un sentiment de vide intérieur, il sent émerger en lui les souvenirs de son enfance et décide alors de les écrire. De la personne humaine, il se transforme en personnage de roman. D’où la nécessité de commencer par tenter de clarifier ces deux notions.

1. Camara Laye, personne et personnage

D’aucuns confondent encore les vocables « personne » et « personnage ». Goldenstein dissipe le quiproquo en distinguant « d’un côté la personne vivante – l’être de chair et d’os –, et de l’autre le personnage : un être de papier. »1 (1980, 41) Le personnage est l’individu de théâtre ou de roman, alors que la personne, elle, appartient à l’espèce humaine et existe réellement. Personne fictive qui remplit un rôle dans le développement de l’action, le personnage d’un roman est imaginaire bien qu’il joue un rôle des êtres de chair de la société. Qu’en est-il pour une œuvre autobiographique ?

Dans l’autobiographie, l’auteur, celui qui publie et signe un ouvrage, en est aussi le narrateur ou celui qui raconte, et le personnage principal ou le héros. Il est lui-même, comme dirait Montaigne, la matière de son livre. Et à Rousseau de renchérir : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi »2. (Cité par Sabbah et al, 1993).

Dans l’autobiographie, le « je » et ses variantes représentent à la fois celui qui écrit et celui dont il s’agit. « Cette situation du je narrateur, auteur et héros implique une sorte de dédoublement : celui qui raconte se détache de celui qu’il met en scène »3, dans la quête, pas toujours facile, d’une certaine objectivité.

L’autobiographie est caractérisée par une alternance ou une coexistence de récit et d’analyse : « la voix qui raconte et la voix qui s’interroge sur l’utilité de ce qui est raconté. »4 (idem) Enfin l’autobiographie est « une manière de porter témoignage sur une époque à travers un regard original, surtout lorsque le narrateur a joué un rôle officiel. »5 (ibidem)

Somme toute, les actants d’une autobiographie sont des personnages plutôt que des personnes, vu que ces « êtres d’os et de chair » sont transformés en « êtres de papier ». Personnes réelles au départ, tous ces personnages sont caractérisés conformément au code romanesque. Ainsi, Camara Laye le scripteur ou auteur de « L’Enfant Noir » est une personne humaine, tandis que le protagoniste Camara Laye, héros de son récit, est un personnage.

2. De la vie de camara laye a son autobiographie romanesque

2.1. De sa vie

Camara Laye est né le 1er janvier 1928 à Kouroussa, un gros village de Haute-Guinée. Ses parents appartenaient à la caste des forgerons, où la magie joue un rôle important. Elevé dans la religion musulmane, il fréquente l’école coranique, puis l’école primaire française de son village, avant de partir pour Conakry au Collège technique Poiret. Reçu premier au Certificat d’Aptitude Professionnelle (C.A.P.) de mécanicien, Camara Laye bénéficiera d’une bourse d’études pour aller se perfectionner au Centre-Ecole de l’Automobile d’Argenteuil en France, où il connaitra la grisaille, l’anonymat et la solitude des métropoles occidentales.

Après sa formation à Argenteuil, Camara Laye décide de poursuivre ses études au Conservatoire National des Arts et Métiers, en vue de décrocher le diplôme d’ingénieur. Seul et sans appui, il est contraint de travailler pour subvenir à ses besoins et pour payer ses études. Tour à tour ouvrier chez Simca, employé à la R.A.T.P, puis à la Compagnie des Compteurs de Montrouge, il connaît des moments de découragement et de désarroi qui seront à la base du premier brouillon de L’Enfant Noir.

Il regagne son pays en 1956 pour se faire successivement haut fonctionnaire au ministère de l’information jusqu’en 1963, opposant à Sékou Touré et prisonnier pendant une courte période pour ses boutades (dans « Dramouss »), fugitif en Côte d’Ivoire, exilé au Sénégal où il travaille comme chercheur, arpentant les Etats de l’Afrique de l’Ouest afin de recueillir les récits de l’histoire des peuples noirs que racontent les griots, ces poètes et musiciens de l’Afrique (dans « Le Maître de la Parole »). Il décède à Paris en 1980.

2.2. De son autobiographie

Né de la solitude et de l’exil, L’Enfant Noir est le déroulement de l’enfance de Camara Laye à Kouroussa jusqu’à son adolescence. C’était une existence paisible à côté de l’atelier de son père, artisan forgeron et bijoutier réputé, et de sa mère. L’auteur nous conte des moments importants de son enfance : sa familiarisation avec la magie, le surnaturel, ses vacances auprès de sa grand-mère maternelle et ses oncles, les fêtes, la moisson du riz, ses expériences d’écolier, les rites d’initiation, l’entrée au Collège de Conakry où il obtiendra une bourse d’étude pour la France. Le récit s’arrête à son départ pour la France.

C’est la somme du compte rendu d’une réalité déclinante, de la nostalgie du royaume d’enfance et de la fuite de la grisaille parisienne. Camara Laye déclara à cet effet : « Je vivais seul, seul dans ma chambre d’étudiant pauvre, et j’écrivais ; j’écrivais comme on rêve … j’écrivais pour mon plaisir et c’était un extraordinaire plaisir, un plaisir dont le cœur ne se lassait pas »6 …Ce livre est le témoignage émouvant, parfois lyrique, souvent poétique, d’un écrivain à la fois passionnément attaché à l’Afrique et suffisamment lucide pour en percevoir l’irrémédiable transformation » (CHEVRIER, 1987)

3. Regard correlatif sur l’œuvre intégrale de Camara Laye

Camara Laye compte à son actif quatre ouvrages. Publié en 1953, L’Enfant Noir, son premier roman, fut couronné l’année suivante par le prix Charles Veillon. Continuellement réclamé par les lecteurs, il connaît plusieurs rééditions dont celle de notre étude (1975).

En novembre 1954, Camara Laye publie Le Regard du Roi, un roman symbolique fortement influencé par la lecture de Kafka. Ce roman se situe en dehors de toute perspective autobiographique. Il a beaucoup surpris la critique et a donné lieu à des interprétations parfois contradictoires : pour les uns, c’est une initiation à la sagesse africaine symbolisée par le voyage de Clarence, le héros, à travers la forêt ; pour les autres, Clarence symbolise l’homme éternel déchiré entre ses aspirations spirituelles et les tentations sournoises de la chair.

En 1966 sera publié son troisième roman, Dramouss (A Dream of Africa), qui constitue sous un voile à peine symbolique un violent réquisitoire à l’égard du régime du Président Sékou Touré. Ce roman est considéré comme une suite à « L’Enfant Noir » bien que le ton ait changé car le collégien de Conakry est devenu un homme mûri par l’exil. Dramouss est donc un roman en grande partie autobiographique qui s’articule toujours autour de la confusion du réel et du surréel qui faisait tout le charme de « L’Enfant Noir ».

Après douze ans d’un silence dû à la fois à l’exil et à la maladie, Camara Laye publiera son dernier ouvrage, Le Maitre de la Parole, en 1978. A travers cette œuvre, il fait honneur aux Griots qui sont des « précepteurs des princes, confidents et conseillers des rois, mémentos historiques, encyclopédies vivantes, poètes, sociologues et moralistes …. »8 (MONENEMBO, T., 1987, 6)

Contrairement à ce qu’on lui reproche, l’ensemble de l’œuvre de Camara Laye ne se réduit pas à des romans pittoresques et disparates parce que, « d’une part, l’œuvre de Camara Laye possède une réelle unité et que, d’autre part, elle contient un message de portée universelle qui l’apparente par plus d’un trait à « l’Aventure Ambiguë » et ne peut pas manquer de nous interpeller, Blancs et Noirs. »9 (Chevrier, 1987).

« Le Maître de la Parole » constitue en quelque sorte « la synthèse des trois ouvrages précédents de Camara Laye» (Chevrier, 1987) : on y retrouve l’innocence et le merveilleux de L’Enfant Noir, la profondeur et le fantastique mystique du Regard du Roi et l’intention politique de Dramouss.

Camara Laye caressait le rêve de publier un autre roman dans lequel il comptait évoquer sa longue expérience de l’exil. Il songeait aussi à un travail sur l’une des grandes figures historiques de l’Afrique de l’Ouest, Samory Touré, mais le destin en décida autrement.

4. Decoupage de « l’Enfant Noir »

Les méandres de la vie de Camara Laye sont structurés en chapitres bâtis en douze séquences ; les voici dans le tableau ci-après dont certains détails seront exploités vers la fin.

 

SEQUENCES

Lieu

Page

1

L’enfant et le serpent 

Kouroussa

9-23

2

Le travail de l’or

Kouroussa

24-37

3

Les vacances à Tindican, aux petits soins de la grand-mère.

Tindican

38-54

4

La moisson du riz

Tindican

55-67

5

La mère et ses pouvoirs prodigieux

Kouroussa

68-80

6

L’école : sa discipline, ses corvées et les brimades des aïnés.

Kouroussa

81-101

7

La nuit de Kondén Diara.

Kouroussa

102-122

8

La circoncision

Kouroussa

123-154

9

La première séparation, l’accueil à Conakry, premières impressions et maladie 

Kouroussa

Conakry

155-180

10

La reprise des études à Conakry, l’amitié de Marie et la fin brillante de l’année

Conakry

181-195

11

Les vacances à Kouroussa, l’amitié de Kouyaté et de Check 

Kouroussa

196-209

12

L’annonce du départ en France et douloureuse séparation

Kouroussa

210-221

 

5. Hiérarchisation des personnages

Etant donné qu’il relate sa propre histoire et qu’il est omniprésent dans le roman en ce que c’est lui qui mène l’action du début à la fin du récit, Camara Laye est sans conteste le principal protagoniste de « L’Enfant Noir ». Son volume textuel est plus grand que celui des autres personnages. Le recours à ces derniers est une aide lui apportée pour construire ce récit.

En effet, le tissage de l’intrigue de« L’Enfant Noir » est aussi l’ouvrage des autres personnages dits secondaires que voici dans l’ordre d’apparition dans le roman : le père de Camara Laye, sa mère, les apprentis dont Damany et Sidafa, une cliente, le griot, la grand-mère, le jeune oncle, les compagnons de Camara Laye à Tindican, l’oncle Lansana et l’oncle Bô, les moissonneurs, Fanta, Kouyaté, Himourana, le père de Kouyaté, Mariama, le directeur d’école primaire, Kodoké, les grands Kondén, l’opérateur de la circoncision, Mamadou, les tantes Awa et N’Gady, l’oncle Sékou, Marie, Check Omar et le directeur de l’école technique.

Cependant, la grand-mère paternelle, les marabouts, les féticheurs, les balafonniers, les guitaristes, les sonneurs de tambours et de tam-tam, les notables et autres amis sont simplement évoqués : ce sont des comparses. Les comparses sont les personnages dont le rôle est réduit au strict minimum. Tous les personnages hiérarchisés ci-haut sont caractérisés.

6. Caracterisation des personnages

Caractériser un personnage revient à lui attribuer des qualifications ou des caractères d’une personne vivante que le personnage est censé représenter. La dénomination, l’âge, la présentation des traits physiques, le langage et la description des milieux physiques sont les principaux procédés de caractérisation auxquels le romancier recourt.

 6.1. Dénomination des personnages

 La dénomination est l’attribution d’un nom ou d’un prénom, d’un surnom, d’un titre de noblesse ... à un personnage. Dans le cadre de cette étude, nous ne considérons que quelques noms en raison de leur signification dans la saisie des événements racontés.

 Camara Laye :

C’est la désignation de l’auteur-héros du récit. Etant donné que c’est lui qui raconte, il s’identifie par les pronoms personnels « je », « moi » et « nous » et les adjectifs possessifs « mon », « ma », « mes », « notre », « nos », etc.  Il s’agit de l’auteur-narrateur-protagoniste, comme on peut bien le reconnaître dans cet extrait : « Brusquement, j’avais interrompu de jouer … toute mon attention, captée par un serpent qui rampait autour de la case … et je m’étais bientôt approché. » (p.9)

 

C’est un nom africain d’origine guinéenne dont le signifié n’est mentionné nulle part dans ce roman. Nous pouvons néanmoins affirmer que c’est un nom malinké, comme attesté dans l’extrait suivant : « … autour de moi, on ne parlait que le soussou ; et je suis Malinké, hormis le français, je ne parlais que le malinké. » (p.179)

Les parents de Camara Laye :

Ils ne sont autrement identifiés que par l’appellation générique de « père » et de « mère ». L’on sait par ailleurs que les parents en général donnent au moins l’un de leurs noms à leurs enfants.

Comme « l’enfance de Camara Laye a été profondément influencée par le mode de vie patriarcal de la communauté malinké … »11 (CHEVRIER J., 1987, 64), le père serait papa LAYE ou Monsieur LAYE. La mère, elle, est de la famille des Daman, comme en témoigne le poème lui dédié (Femme Noire, Femme Africaine…) et l’extrait qui parle de l’opérateur de la circoncision : « Plus tard, j’ai su qu’il était de la famille des Daman, la famille de ma mère. » ! (p.139).

 

La mère de Camara Laye était la puinée des jumeaux, aussi avait-elle qualité de porter le nom attribué à ceux qui suivent les jumeaux dans la fratrie, l’équivalent de « N’landu » chez les Ne-Kongo ; c’est « sayon » chez les Daman :« Or on dit des frères jumeaux qu’ils naissent plus subtils que les autres enfants et quasiment sorciers ; et quant à l’enfant qui les suit et qui reçoit le nom de « sayon », c’est-à-dire de « puiné des jumeaux », il est, lui aussi, doué du don de sorcellerie … » (p.75). C’est donc en vertu de cette position, de cette qualité et de ce nom qu’elle détenait une sorte de sorcellerie protectrice.

 

La famille maternelle de Camara Laye

L’aîné des oncles est un jumeau qui porte le nom de Lansana ; son alter ego est désigné par , tout comme lui-même de fois, nom qui désigne le jumeau chez les Daman du Guinée, l’équivalent de « lipasa » (pour « Nsimba » ou « Nzuzi » dans la tradition kongo, pour « Kyungu » ou « Kapya » chez les Luba du grand Katanga).

Parlant du jumeau de Lansana, Camara Laye dit : « Quel était son nom ? Je ne m’en souviens plus ; peut-être ne l’ai-je jamais su. Je l’avais appelé Bô, durant les quelques jours qu’il était demeuré à Tindican, et c’était le nom que je donnais à mon oncle Lansana, car ainsi surnomme-t-on habituellement les jumeaux et ce surnom efface le plus souvent leur véritable nom. » (p.46).

Le port de ce nom signifie qu’on est spécial, on détient des pouvoirs. Bô, le frère jumeau de Lansana était toujours parti ailleurs en promeneur solitaire et en quête de nouvelles aventures ; rien d’étonnant que Camara pût ignorer sa vraie identité !

Kondén Diara :

C’est la désignation de la nuit d’effroi, de grande peur au cours de laquelle se déroule une cérémonie secrète que les enfants appréhendent beaucoup. Quand l’enfant grandit, vient le temps où il va entrer dans la société des initiés. Au cours de la nuit d’instruction s’entendent des rugissements des lions pour éprouver le sang froid ou le courage des adolescents afin de leur ôter à jamais la peur dans la vie.

Les grands Kondén, c’est-à-dire les grands lions sont les aînés chargés de rugir comme des lions durant cette nuit. Ignorants, les enfants croient avoir affaire à de véritables lions ; ils ne l’apprennent qu’après : « Plus tard, j’ai su qui était Kondén Diara et j’ai su aussi que les risques étaient inexistants, mais je ne l’ai appris qu’à l’heure où il m’était permis de le savoir. Tant que nous n’avons pas été circoncis, tant que nous ne sommes pas venus à cette seconde vie qui est notre vraie vie, on ne nous révèle rien, et nous n’arrivons à rien comprendre » (p.118-119). 

Au-delà du nom nous avons des renseignements sur l’âge de certains personnages et sur leur aspect extérieur.

6.2. Présentation des traits physiques

Le portrait physique joue un rôle important dans un récit dans la mesure où il commande telle ou telle situation, permet de se faire une idée sur le personnage, de savoir s’il est soigné, négligé, riche, pauvre, sûr de lui ou bien timide, beau ou laid ; ou s’il a une infirmité, un tic, une manie … Dans le portrait physique « l’écrivain peint le moral par le physique, saisit les gestes par où se révèle l’âme du personnage (…) tout ce qui de l’homme qu’on voit trahit et découvre l’homme qu’on ne voit pas (Doutrepont, s.d.)

Camara Laye :

Cet auteur-narrateur ne songe pas à se décrire lui-même. Il se limite à faire allusion de temps à autre à son âge. Quand le roman s’ouvre, le héros se souvient vaguement de son âge, lorsqu’il jouait naïvement avec un serpent venimeux à côté de l’atelier de son père : « Quel âge avais-je en ce temps-là ? Je ne me rappelle pas exactement. Je devais être très jeune encore : cinq ans, six ans peut-être. » (p.9)

Un peu plus loin, quand il interrogea son père sur l’origine de ce serpent, il était toujours un enfant certes, mais il avait atteint l’âge de la réflexion : « Il me regarda un long moment. Il paraissait hésiter à me répondre. Sans doute pensait-il à mon âge, sans doute se demandait-il s’il n’était pas un peu tôt pour confier ce secret à un enfant de douze ans. (p.17)

De son âge lors de son entrée dans l’association des non-initiés, Camara dit : « Je grandissais. (...) Cette société un peu mystérieuse … rassemblait tous les enfants, tous les incirconcis de douze, treize ou quatorze ans… » (p.102). Toujours imprécis sur cette question, Camara Laye nous laisse deviner l’âge qu’il pouvait avoir au moment de sa circoncision : « J’étais alors en dernière année du certificat d’études, j’étais enfin au nombre des grands, ces grands que nous avions tant abhorrés quand nous étions dans la petite classe. » (p.123-124). Nous savons par ailleurs que dans l’Afrique traditionnelle, le rite de passage de l’enfance à l’âge d’homme, qui se faisait durant un mois dans la forêt initiatique, concernait les adolescents de douze à quatorze ans, comme dit supra.

Camara Laye est enfin très précis quant à son âge au moment d’aller étudier dans la capitale : « J’avais quinze ans, quand je partis pour Conakry. J’allais y suivre l’enseignement technique à l’école Georges Poiret ... » (p.155)

L’évocation de l’âge dans une autobiographie permet de saisir l’évolution psychologique et physique du personnage-auteur ou les étapes de sa croissance, de sa vie. Outre l’âge, il y a aussi la tenue vestimentaire. Ci-après, Camara Laye décrit l’accoutrement qu’ils (les initiés) portaient à la cérémonie de circoncision : « Nous nous sommes glissés dans nos boubous, et nous avons eu un peu l’air d’être enfermés dans des fourreaux ; nous paraissions maintenant plus minces encore que nous ne l’étions. Lorsqu’après cela nous avons mis nos bonnets qui n’en finissaient plus, nous nous sommes regardés un moment … nous ressemblions à des bambous, nous en avions la hauteur et la maigreur. » (p.133).

Le père de Camara Laye :

La seule occasion où l’auteur décrit son géniteur est lors de la bagarre de celui-ci avec le directeur d’école primaire. Comparant ce dernier à son père, Camara Laye dit : « … mais bien qu’il fût plus fort, il était gras et plus embarrassé qu’aidé par sa graisse ; mon père qui était mince, mais vif, mais souple, n’eut pas de peine à esquiver ses poings et à tomber durement sur lui. » (p.99). Cette description souligne le paradoxe entre le physique du père et celui du directeur qui logiquement avait quelques atouts pour terrasser le père.

Précédemment, Camara Laye avait fait allusion à l’aspect extérieur de ce dernier : « La lampe tempête, suspendue à la véranda, l’éclairait crûment. Il me parut soudain vieilli. » (p.21). Si le père lui « parut soudain vieilli » – ce qui n’était qu’une apparence – cela laisse supposer qu’il était en réalité encore jeune, du moins pas trop âgé pour sa mère.

La mère de Camara Laye

Le physique de la mère n’est décrit nulle part dans le roman, mais nous allons tenter de le déduire à partir de celui de la grand-mère maternelle de Camara Laye dont ce dernier dit : « C’était une grande femme aux cheveux toujours noirs, mince, très droite, robuste, jeune encore à dire vrai et qui n’avait cessé de participer aux travaux de la ferme …, et sans doute était-ce dans cette activité suivie que gisait le secret de sa verdeur. (p38)

 

Si la grand-mère de Camara-Laye était encore jeune et très active, on peut comprendre par ricochet que sa mère devait être encore plus jeune.

 

Le jeune oncle de Camara Laye.

Voici ce que le narrateur dit de lui : « Quand je me rendais à Tindican, c’était le plus jeune de mes oncles qui venait me chercher. Il était le cadet de ma mère et à peine sorti de l’adolescence ; aussi me semblait-il très proche encore de moi. (p.39)

Ce portrait nous indique que Camara Laye devait être encore adolescent. L’oncle et le neveu appartenaient à la même tranche d’âge et devaient très bien s’entendre.

Sidafa

« Il était un peu plus âgé que moi, fort éveillé, mince et vif, de sang chaud déjà, riche en inventions et expédients de toutes sortes. » (p.70). Cette description est de nature à montrer que les centres d’intérêt de Camara Laye et de son ami étaient les mêmes, vu leurs âges rapprochés.

 

Kouyaté Karamoko

Il se nourrissait peu et n’était pas robuste : « Kouyaté était tout petit, tout  fluet, si fluet et si petit que nous disions qu’il n’avait sûrement pas d’estomac, sinon un minuscule estomac d’oiseau : un gésier. » (p.90)

 

Le père de Kouyaté

Il n’était plus jeune mais il gardait sa robustesse : « Ton père est déjà vieux, dis-je. Il est costaud ! dit fièrement Kouyaté. Et il redressa sa fluette personne. » (p.92). Il était donc assez fort pour corriger les grands de la dernière année qui brimaient les petits à l’école, leur extorquant nourriture et argent, et pour exécuter le « coba ».

En effet, la scène suivante le décrit lors du rite de passage : « Le père de Kouyaté, vénérable vieillard à la barbe blanche et à cheveux blancs, a fendu la haie et s’est placé à notre tête : c’est à lui qu’il appartenait de nous montrer comment se danse le « coba », une danse réservée, comme celle du «soli», aux futurs circoncis, mais qui n’est dansé que la veille de la circoncision. » (p.135). C’est par privilège d’ancienneté et par l’effet de sa bonne renommée qu’il avait seul le droit d’entonner le chant qui accompagne le « coba ».

 

L’oncle Mamadou était grand :

« Un homme de haute taille et qui imposait, vint au-devant de moi. Je ne l’avais jamais vu … mais à la manière dont il me dévisageait, je devinai qu’il était le frère de mon père. Etes-vous mon oncle Mamadou ? dis-je. Oui, dit-il, et toi, tu es mon neveu Laye. Je t’ai aussitôt reconnu : tu es le vivant portrait de ta mère ! (p.168). Camara Laye ressemblait donc à sa mère dont malheureusement la physionomie et le physique ne sont guère décrits.

 

Un peu plus loin (p.173), le narrateur poursuit la description de Mamadou : « Mon oncle Mamadou était un peu plus jeune que mon père ; il était grand et fort, toujours correctement vêtu, calme et digne, c’était un homme qui d’emblée imposait… Il était musulman… Il ne portait de vêtements européens que pour se rendre à son travail ; sitôt rentré, il se déshabillait, passait un boubou qu’il exigeait immaculé, et disait ses prières »

Par ce portrait nous apprenons que l’oncle Mamadou était un homme soigneux de sa personne et très pratiquant de sa religion, un homme « civilisé » et respectueux de la tradition.

Marie « était métisse, très claire de teint, presque blanche en vérité, et très belle, sûrement la plus belle des jeunes filles de l’école primaire supérieure ; à mes yeux, elle était belle comme une fée ! Elle était douce et avenante, et de la plus admirable égalité d’humeur. Et puis elle avait la chevelure exceptionnellement longue : ses nattes lui tombaient jusqu’aux reins. » (p.182-183)

La beauté de Marie enivrait Camara Laye et ensorcelait tous les compagnons, qui mouraient d’envie de sortir avec elle. Mais cette dernière n’avait d’yeux que pour Camara Laye et vice-versa. A sa beauté s’ajoutait la bonté. Cette description vise à faire comprendre au lecteur le degré d’attachement de ces deux personnages.

 

Check Omar :

Camara Laye décrit cet ami dont l’aspect extérieur reflète un mal intérieur certain : « Mais n’était-il que surmené ? Il avait mauvais teint et il avait les traits tirés…Non, me dit Kouyaté, Check est malade. Il est sans appétit et il maigrit, et malgré cela son ventre enfle… (p.204)

Et un peu plus loin : sa figure était si amaigrie qu’on voyait toute l’ossature se dessiner, mais ses traits n’étaient plus crispés, et il semblait que ses lèvres souriaient. » (p.207).

Ce triste tableau peint l’état moribond de Check Omar qui finira par aller ad patres.

 

Outre les traits physiques, les personnages se caractérisent aussi par le langage.

6.3. Langage des personnages

 

Le langage est la fonction d’expression de la pensée et de communication entre les humains, mise en œuvre par la parole ou par l’écriture, ou la façon de s’exprimer propre à un groupe ou à un individu. (Le Robert Collège, 1997)

Moyen par excellence de caractérisation dans un roman, le langage situe et définit le personnage : celui-ci est-il instruit ou illettré, bourgeois ou paysan, courageux ou amorphe ?

Dans L’Enfant Noir, vu la multitude d’actants, notre attention sera focalisée sur le langage des trois personnages types : l’auteur, son père et sa mère.

 

Camara Laye

Il y a, à son sujet, coexistence du langage du personnage et de l’auteur-narrateur. Comme personnage, Camara Laye avait tour à tour le langage d’un enfant craintif ou peureux, d’un garçon courageux ou brave, et d’un jeune curieux et intelligent.

Alors que Kouyaté en avait assez et voulait s’en plaindre à son père, Camara Laye, par peur, le calmait : «-   Tiens-toi tranquille, disais-je. Cela ne te servira à rien… Nous étions dans la même rangée, et il était le plus proche de moi, et je craignais qu’il n’attirât encore quelque grand sur ses reins. » (p.91)

Il redoutait un renvoi après la correction que son père infligea au directeur : «  Je revins en hâte à notre concession et je dis à mon père : Pourquoi l’as-tu battu ? Maintenant on ne voudra certainement plus de moi à l’école. » (p.100)

Mais en grandissant, il s’efforçait d’avoir moins peur des événements. Tel est le cas à l’approche de la nuit de Kondén Diara : «-    Et alors ? fit mon père… Tu as peur ? – Un peu, dis-je…  – Allons ! détends-toi… Tu ne dois pas avoir peur.  – Non, dis-je. » Grâce à l’exhortation de son père qui lui servait de modèle, Camara Laye tenait désormais le langage d’un brave.               

Son langage était aussi imprégné de curiosité, aussi tenait-il par exemple à comprendre l’origine du petit serpent noir : « Père, quel est ce petit serpent qui te fait visite ? » (p.17). C’est ce même langage qu’il avait quand il assistait à la fonte de l’or dans l’atelier de son père qu’il interrogeait sans cesse, quand il moissonnait du riz aux côtés de son oncle Lansana, quand il devait passer par le rite des non-initiés et de la circoncision, et quand il était à l’école face à ses maitres.

L’école des Blancs a fait de lui un homme instruit, il avait acquis le langage d’un intellectuel. Au début, très déçu de sa nouvelle école de Conakry, il s’en plaignit auprès de l’oncle Mamadou : « Tout ce qu’on nous a enseigné, je le savais depuis longtemps. Est-ce la peine vraiment d’aller à cette école ? Autant regagner Kouroussa tout de suite! … Je lui montrai mes mains : elles étaient zébrées d’éraflures, et les pointes des doigts me brûlaient. Mais je ne veux pas devenir un ouvrier! dis-je. (p.176-177)

Un peu plus loin, il saisit une opportunité pour prouver à Marie sa valeur intellectuelle : « Marie tirait ses cahiers de son portable et réclamait mon aide. C’était l’occasion – ma meilleure occasion, croyais-je ! – de manifester mes talents, et je n’y manquais point, j’expliquais tout, je ne passais pas un détail. Tu vois, disais-je, tu cherches d’abord le quotient de … » (p.187)

Comme auteur et narrateur, Camara Laye est observateur, réfléchi, ironique, indépendant ; il s’efforce d’être objectif. A plusieurs reprises, nous le surprenons en train d’hésiter devant une chose qu’il comprend mal, de buter sur un mystère qu’il ne parvient pas à pénétrer, et comme un leitmotiv reviennent les formules « je ne sais pas », « peut-être »14 (Chevrier J., 1987, 68).

 

C’est le cas dans les soulignés des extraits suivants :

-          « Quelle parole mon père pouvait-il former ? Je ne sais pas exactement. » (p.29)

-          « la fête dépendait de la maturité du riz et celle-ci, à son tour, dépendait du ciel. Peut-être dépendait-elle plus encore de la volonté des génies du sol … » (p.55)

-          « Que regardaient à vrai dire ces yeux ? Je ne sais pas… » (p.63)

 

C’est un langage franc, sincère, l’auteur-narrateur fait preuve d’honnêteté intellectuelle et de probité morale. Il n’est donc pas un narrateur omniscient et omnipotent, possédant le point de vue de Dieu ; sa focalisation est interne avec un point de vue limité, le propre du narrateur- personnage-auteur.

Le père de Camara Laye

Le langage du père de Camara Laye est empreint de franchise et d’humilité : « Mon père se tut encore un moment, puis il dit : Tu vois bien toi-même que je ne suis pas plus capable qu’un autre, que je n’ai rien de plus que les autres, et même que j’ai moins que les autres puisque je donne tout, puisque je donnerais jusqu’à ma dernière chemise. Pourtant je suis plus connu que les autres, et mon nom est dans toutes les bouches, et c’est moi qui règne sur tous les forgerons des cinq cantons du cercle. S’il en est ainsi, c’est par la grâce seule de ce serpent, génie de notre race. » (p.19)

Il faisait ainsi preuve de simplicité sur les pouvoirs qu’il détenait. Il avait le langage d’un homme humble, ouvert, s’exprimant sans détour.

Il savait aussi être autoritaire et adoptait le langage d’une personne sûre d’elle : « Mon père se dirigea vers lui et, sans seulement prendre le temps de le saluer, lui dit : Sais-tu ce qui se passe dans ton école ? » (p.98).

 

Il s’adressait ainsi au directeur d’école primaire qu’il était allé menacer sans avoir peur des maîtres qui l’entouraient. Par son langage, il est un homme courageux, audacieux.

Le père de Camara Laye ne brimait pas sa femme, il adoptait un langage tendre, il ne lui imposait pas sa volonté mais sollicitait son consentement : « Femme ! femme ! dit mon père. Ne sais-tu pas que c’est pour son bien ?… Voyons…, sois raisonnable : les Blancs ne meurent pas de faim ! » (p.217).

Il recourait ainsi avec douceur à la diplomatie pour persuader la mère de la nécessité du départ de Camara Laye en France.

Il avait une grande sagesse : après s’être comporté de manière rustre avec le directeur en le rossant à son école, il se réconcilia avec ce dernier, à la manière de la palabre africaine : « On offrit une chaise au directeur, et mon père et lui s’assirent (…), nous nous retirions et les observions de loin. L’entretien me parut des plus amicaux et il le fut en vérité car, dès lors, ma sœur et moi fumes dispensés de toutes les corvées. »

La mère

Le langage de cette dame reflète une forte personnalité. En vertu des pouvoirs mystérieux qu’elle détenait, la mère avait un langage enclin d’une certaine sorcellerie. Elle se faisait obéir de tous, même de bêtes : « S’il est vrai que, depuis que je suis née, jamais je n’ai connu d’homme avant mon mariage ; s’il est vrai encore que, depuis mon mariage, jamais je n’ai connu d’autre homme que mon mari, cheval, lève-toi ! » (p.75). C’est en ces termes qu’elle fit se lever un cheval têtu et insensible à toutes les injonctions.

Elle chassait sans ménagement et avec un langage autoritaire les filles aux mœurs légères qui osaient fréquenter son fils : « Toi, disait-elle, que fais-tu ici ? Ta place n’est pas chez mon fils. Rentre chez toi ! Si je t’aperçois encore, j’en toucherai un mot à ta mère. Te voilà avertie! » (p.199)

Elle n’hésitait pas à objecter face à une position ou une décision prise par son mari : « Si c’est pour le départ du petit en France, inutile d’insister, c’est non ! » (p.216); ce qui dénote une force de caractère certaine.

Enfin, par son langage, il se remarque sans peine que pour n’avoir pas fréquenté l’école, la mère de Camara Laye n’en réalisait pas beaucoup l’importance pour son fils, elle aurait préféré le garder près d’elle toujours : « Hier, c’était une école à Conakry ; aujourd’hui, c’est une école en France ; demain…Mais que sera-ce demain ? C’est chaque jour une lubie nouvelle pour me priver de mon fils ! … Et toi, dit-elle en s’adressant à moi, tu n’es qu’un ingrat ! … tu resteras ici ! Ta place est ici ! …C’est le langage d’une femme non instruite et d’une mère possessive.

En somme, le langage peut être tributaire aussi bien de l’éducation reçue que des origines d’une personne, du milieu où elle vit.

6.3. Description des milieux physiques

Chaque roman comporte une topographie spécifique qui lui donne sa tonalité propre. Le romancier choisit de situer action et personnage dans un espace réel ou à l’image de la réalité.15 (Goldenstein J.P., 1980, 90)

En effet, tout romancier est confronté au problème de choix d’un cadre topologique pour son œuvre ; il se trouve devant trois possibilités :

-          ou bien il exploite directement le cadre physique dans lequel lui-même évolue et désigne les lieux par leurs noms réels ;

-          ou bien il ne désigne pas nommément le cadre général mais l’exprime par des références qui, conscientes ou non, pourraient guider le lecteur, c’est ce qu’on appelle l’acte de « silence » ou de dissimulation ;

-          ou bien encore il « fabrique » un cadre fictif qui aurait ou non des ressemblances avec des cadres réels, c’est ici l’acte de création, le propre des œuvres de fiction.

Comme vu dans le tableau de découpage plus haut, les personnages de « L’Enfant Noir » évoluent dans différents milieux dont les principaux sont Kouroussa, Tindican et Conakry, Il y a évocation des lieux environnants : Kankan, Mamou, Dabola, Fouta-Djallon, Kindia, Béla. Les villes et les villages sont désignés par leurs noms réels. Kouroussa est un village situé à environ 600 km de Conakry la capitale ; Tindican est un petit village à l’ouest de Kouroussa ; Kankan est une ville très musulmane et la plus sainte de la Guinée ; Dabola est situé à l’entrée du pays peul.

Comme autres lieux ou cours d’eau identifiables sur la carte géographique : la rivière Komoni et le fleuve Niger. On peut aisément relever ci et là le champ lexical du paysage africain : « case coiffée de chaume, brique de terre battue et pétrie avec de l’eau, palissade de roseaux tressés, les nattes, etc»

Tous ces référents spatiaux nous renseignent que la trame événementielle de ce récit se situe en Afrique, spécialement en Guinée, qui est le cadre physique général où a vécu l’auteur. En somme, Camara laye a raconté la vérité romancée : c’est le pacte autobiographique. Il a donc opté pour la première des trois possibilités évoquées ci-haut.

7. Valeur symbolique des personnages

Abordant cette question, le Professeur Gérard Mukoko Ntete-Nkatu estime que les thèmes et les thèses d’un écrivain en font souvent, consciemment ou à son insu, le porte-parole d’une classe, d’un pays, d’un groupe. C’est dire combien il est vain d’envisager naïvement une littérature sans idéologie ; la neutralité dans ce domaine est un leurre. (1988)

D’une manière générale, les personnages incarnent la pensée de l’auteur, une idée force, ils peuvent représenter tel ou tel groupe social.

Dans « L’Enfant Noir », c’est à travers son personnage et celui de ses parents que Camara Laye, conscient ou non, fait transparaître, à notre avis, son idéologie : il y a d’un côté le mystère et le merveilleux qui entourent l’Africain et qui sont incarnés par le père et la mère, ainsi que l’amour qui unit entre eux les membres de cette famille et de toute la communauté villageoise ; et de l’autre, l’influence de l’école nouvelle sur Camara Laye.

La mère de Camara Laye

Comme beaucoup de mères, la mère de Camara Laye vit dans la hantise d’une séparation qui déclenche chez elle, au moment où son fils le quitte pour aller à Conakry puis en France, un paroxysme de douleur. La mère serait, malgré son caractère imposant ou sa forte personnalité, à la merci du carcan traditionnel par les pouvoirs et la sorcellerie dont elle faisait montre, et le symbole de la femme africaine protectrice de ses enfants.

Le père

Le père est sensible à l’ouragan de l’histoire ou au vent du changement car tout en étant détenteur des valeurs traditionnelles, il comprend la puissance et l’importance de l’école occidentale et décide que son fils y aille. L’auteur prônerait l’ouverture culturelle chère à Senghor et le oui à l’éducation occidentale de la Grande Royale de « L’Aventure Ambiguë ». C’est l’école ou l’intellectuel qui fera l’Afrique de demain, semble signifier l’agir de ce père qui consent à perdre un héritier ou successeur dans la forge familiale.

Camara Laye 

A l’égard de son père, Camara Laye observe une sorte de réserve ; mais il ne cache pas l’attachement très fort qui l’unit à sa mère, celle-ci le paye de retour par une affection vigilante et jalouse : il est l’incarnation du respect et de l’amour filiaux en Afrique. Bien que séjournant à l’étranger, Camara Laye reste l’Africain attaché à son terroir.

Il incarne aussi la parenté africaine qui va au-delà de la famille nucléaire : il séjourne aussi bien dans la famille de sa mère que dans celle de son père. C’est la mise en exergue de la famille élargie en Afrique, la démonstration de l’amour unissant entre eux les villageois et qui les englobe dans une harmonie cosmique véritable se manifestant en particulier :

-          à l’occasion des travaux et des cérémonies, qui sont toujours en Afrique une occasion de resserrer les liens du clan et d’en tester la solidité ;

-          lors de la fusion de l’or, qui apparaît comme un travail communautaire auquel collaborent autant les vivants que les morts ;

-          pendant la moisson du riz à Tindican, qui fait plus songer à une joyeuse kermesse populaire qu’à une écrasante corvée accomplie sous le soleil accablant ;

-          et enfin à la cérémonie de la circoncision, qui est surtout une fête et une manifestation éclatante de l’esprit communautaire du village.

 

Camara Laye est en somme à la croisée des chemins entre l’Afrique traditionnelle et le monde moderne occidentalisé. Il incarne ainsi l’Africain au carrefour de la tradition et du modernisme. Ce Chef d’œuvre a des mérites certes mais il n’a pas manqué de susciter quelques diatribes.

8. Polemique autour de « l’enfant noir »

Quand ils font le procès de « L’Enfant Noir », ses détracteurs retiennent deux griefs essentiels : ils reprochent à son auteur d’abord de n’y avoir pas parlé de la colonisation, et ensuite d’avoir idéalisé l’Afrique traditionnelle.

 

En effet, les différents thèmes évoqués dans L’Enfant Noir sont : coutumes et traditions, enfance et affection maternelle, autorité paternelle et initiation, vie au village et prestige de certaines castes africaines, Magie et sorcellerie, métiers et rôle de la magie dans le métier de forgeron, ville et brousse, éducation traditionnelle et école moderne.

                  

Bien que ce roman ait été écrit à l’époque coloniale et à un moment où tous les auteurs militaient pour le mouvement de la négritude et l’indépendance de l’Afrique, Camara Laye n’y a fait aucune allusion. L’Enfant noir ne fait donc pas figure de livre engagé.

 

Cette absence d’engagement politique en pleine période de lutte pour les « soleils des indépendances » (Amadou Kourouma) et de littérature engagée ont valu à Camara LAYE de vives critiques dont celle d’Alexandre BIYIDI dans son article à l’intitulé éloquent : « Afrique noire littérature rose » paru dans Présence africaine en 1954.

 

Mais la riposte de Senghor au premier grief vient y couper court : Lui reprocher de n’avoir pas fait le procès du colonialisme, c’est lui reprocher de n’avoir pas fait un roman à thèse, ce qui est le contraire du romanesque, c’est lui reprocher d’être resté fidèle à sa race, à sa mission d’écrivain17 (cité par Kom A., 2001).

Jacques Chevrier se charge de répondre au second reproche : l’auteur de L’Enfant Noir fait preuve d’une grande honnêteté dans son récit et que loin d’être idyllique, le tableau qu’il nous propose de la vie traditionnelle comporte quelques ombres18 (1987, 73) en ce que cette évocation de la vie du village ne présente pas une Afrique traditionnelle idéale. Camara Laye révèle aussi quelques ratés ou déviations :

-    d’abord Bô, le frère jumeau de l’oncle Lansana de Tindican toujours parti, fait figure de réfractaire qui altère l’unité du clan en se faisant un aventurier solitaire qui refuse de s’associer aux joies et aux peines de la communauté villageoise africaine.

-    ensuite, par la nuit de Kondén Diara, on remarque sans peine que le mystère africain bascule parfois dans la mystification ; ce n’est en réalité qu’une tromperie destinée à faire peur aux enfants. L’avis de la mère à ce sujet est sans équivoque : « C’est insensé ! … je me demande à quoi tout cela rime ! … je n’aime pas cet usage ! (p. 118)

-    enfin, comme dans tout le reste de l’Afrique, l’école nouvelle menace de désintégration les structures traditionnelles et serait même un lieu de violences, de brimades, de bizutage.

 

9. Valeur littéraire de « l’Enfant Noir »

 

Le couronnement de ce roman en 1954 par le prix Charles Veillon plaçait la Guinée sur la scène littéraire mondiale, consacrant du coup l’existence d’une littérature africaine révélée en 1948 par l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre de Léopold Sédar Senghor.

Depuis cette année-là, L’Enfant Noir est toujours inscrit au programme de littérature de la plupart des pays africains. Il atteint à l’universel et reste un manuel exemplaire par sa simplicité, par la force des mythes évoqués et quelles que soient les critiques qu’il a pu susciter.

Tierno MONENEMBO, Grand Prix Littéraire de l’Afrique Noire, disait à ce sujet : «  Il est amusant de constater plus de trente ans après sa parution, l’extraordinaire fraîcheur de ce roman, en dépit des virulentes diatribes qui l’ont accueilli à sa naissance et qui n’ont cessé de le poursuivre depuis » (1987)

C’est à juste titre que Lylian Kesteloot considère ce roman comme un classique du jeune roman nègre20 (1981, 193) pour les raisons suivantes :

-    Il est le premier roman valable écrit en français par un Africain pur, dépassant de loin le très ancien et naïf « Force-bonté » de Bakary Diallo (1926), et « Karim » d’Ousmane Socé (1935).

-    C’est une réussite de style du fait que sa composition générale est frappante, qu’on remarque une progression dans l’action et l’intérêt, qu’il ya l’évolution correspondante de la psychologie du héros.

-    En sus, les qualités les plus remarquables de son écriture sont l’aisance, la simplicité et le naturel. Camara Laye recourt à son seul langage direct pour parler de son enfance guinéenne et villageoise.

 

C’est un vrai roman qui n’a rien de comparable avec d’autres récits sommaires ; les personnages autres que l’auteur ont une personnalité à eux, complète, bien constituée et développée. Ils ne sont pas des esquisses, comme c’est le cas pour beaucoup d’autobiographies où il n’y a en général qu’un seul héros : l’auteur lui-même.

Ce roman connut un tel succès qu’il fut adapté au cinéma par Laurent Chevalier, avec le même intitulé « L’Enfant Noir », film sorti le 11 octobre 1995. Il a également été adapté en bande dessinée par Camara Anzoumana en 2010.

 

 

Conclusion

Cette relecture de L’Enfant Noir a visé la mise en lumière des richesses de cette œuvre dont l’analyse est restreinte dans nos programmes scolaires. A travers cette étude, nous avons tenté de souligner la valeur intrinsèque et incontestable du Chef-d’œuvre de Camara Laye et de dégager la vision du monde de l’auteur sur certaines pratiques traditionnelles face au vent de changement de l’histoire.

 

Il s‘y est remarqué que les personnages de ce récit sont caractérisés et correspondent à des rôles sociaux déterminés et que le protagoniste se confond au narrateur même en ce que ce dernier relate sa propre histoire conformément au pacte autobiographique. En fait, derrière le héros qui, parlant à la première personne, semble emporté par son destin et indécis sur l’attitude à adopter face à la tradition, se profile sans cesse l’auteur qui observe la situation d’une façon quasi-objective, et l’assume avec une certaine sagesse. C’est cette double extériorité, celle de l’enfant noir et celle de l’écrivain, qui explique le mieux le caractère éminemment lyrique de cette quête.

 

Camara Laye – pour ne parler que de lui – est le symbole de l’Africain au carrefour des temps anciens et modernes, à la croisée des chemins à la manière de Samba Diallo de l’Aventure ambiguë (1961) : n’appartenant plus à l’Afrique traditionnelle, il est mal dans la peau et le monde de l’homme blanc, d’où son malaise à Paris. C’est à juste titre que Jacques Chevrier déclare qu’« à la relecture de L’Enfant Noir on se rend compte en effet qu’au moment même où il vivait les événements qu’il relate, le jeune garçon n’appartenait déjà plus à l’Afrique des temps anciens »21(Chevrier, 1987)

               

Mais, comme le pensent si bien Cheikh Hamidou Kane et Léopold Sédar Senghor, l’Africain garde ses chances s’il est capable de faire une synthèse équilibrée des deux mondes : celui des traditions, de foi, du spiritisme, du mysticisme de l’Afrique et celui du matérialisme, du rationalisme de l’Occident, en vue de la civilisation de l’universel, de la Mondialisation ou la Globalisation, dirons-nous aujourd’hui.

 

Bibliographie 

Camara Laye (1975). L’Enfant Noir. Saint-Aman : Presses de l’imprimerie Bussières.

Cheikh Amidou Kane (1961). L’Aventure ambiguë. Paris : Editions René Julliard.

Chevrier J. (1987). « Un écrivain fondateur : Camara Laye » in Notre Librairie : Littérature guinéenne. Paris.

Doutrepont C. (s.d.).  La composition et les genres littéraires. Namur : Ed. Wesmael-Charlier.

Goldenstein J.P. (1980). Pour lire le roman. Initiation à une lecture méthodique de la fiction narrative. Bruxelles : De Boeck.

Kesteloot L. (1981). Anthologie Négro-africaine, La littérature de 1918 à 1981. Verviers : Editions Marabout, presses de Scorpion.

Kom A. et al (1983). Dictionnaire des œuvres littéraires négro-africaines de la langue française (Des origines à 1978). Québec : Naaman.

Monenembo, T. (1987). « La Guinée aussi » in Notre Librairie : Littérature guinéenne. Paris.

Mukoko Ntete Nkatu G. (1988). « Littérature et idéologie », in Scientia : Quelques aspects de la recherche littéraire, revue de sciences, lettres et pédagogie appliquée, ISP/Mbanza-Ngungu, Numéro spécial – vol. 3, n° 2.

Sabbah, H. et al (1993). Littérature, Textes et méthode. Paris : Hatier.

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